De Mars à la Manche… jusqu’aux falaises des Petites Dalles

Lorsqu’en 2007, l’équipe de Sanjeev Gupta à l’Imperial College de Londres publie son étude des fonds sous-marins de la Manche 1“Catastrophic flooding origin of shelf valley systems in the English Channel”, Sanjeev Gupta, Jenny S. Collier, Andy Palmer-Felgate & Graeme Potter, Nature, Vol 448, 19 July 2007., révélant leurs origines catastrophiques, elle ne se doutait pas de l’ampleur que cette nouvelle allait avoir auprès des médias. Quoi : la Grande-Bretagne n’a pas toujours été une île ? Une large zone émergée la reliait donc au continent ! Good gracious ! Bonté divine !

En fait, l’hypothèse en avait été émise dès 1975 2“A Buried Valley System in the Strait of Dover”, J.-P. Destombes, E. R. Shephard-Thorn, J. H. Redding, Royal Society London, A. 279 (1975)., puis en 1984 3“A Catastrophic Origin for the Paleovalley System of the Eastern English Channel”, Alec J. Smith, Marine Geology, 64 (1985)., mais les chercheurs manquaient alors de preuves tangibles leur permettant de l’étayer. Ils connaissaient l’existence de part et d’autre de la Manche d’un relief crayeux partageant la même structure géologique, l’axe est-ouest dit « Weald-Artois ». Celui- ci, large d’environ 45 km, semblait s’être effondré pour laisser libre cours aux flots dans la Manche. Mais ils se perdaient en conjectures sur l’origine du phénomène.

L’analogie avec les chenaux martiens

De fait, en assemblant des données sonar à haute résolution, l’équipe de Sanjeev Gupta va dresser une carte où apparaissent soudain de grandes vallées creusant les profondeurs et ponctuées de-ci de-là de reliefs étirés, dont la forme trahit le passage à ces endroits de gigantesques inondations qui ont incisé le sous-sol rocheux 4“Catastrophic flooding origin of shelf valley systems in the English Channel”, Sanjeev Gupta, Jenny S. Collier, Andy Palmer-Felgate & Graeme Potter, Nature, Vol 448, 19 July 2007.

Vue au sonar en perspective de la vallée de débâcle située au fond de la Manche
Vue au sonar en perspective de la vallée de débâcle située au fond de la Manche (courant de haut en bas) et dont les reliefs allongés trahissent le lâcher catastrophique d’énormes volumes d’eau autrefois. La côte britannique est en grisé en haut à gauche avec l’Ile de Wight sur le côté. On peut encore voir au milieu à gauche le lit de l’ancien fleuve Solent se jeter dans le cours d’eau principal. La barre noire fait 10 km de long (source : Sanjeev Gupta et al., Nature, Vol 448, 19 July 2007)

Les chercheurs font très vite le lien avec la morphologie des terrains préservée de longue date au fond de la vallée des Channeled Scablands dans l’Etat de Washington aux Etats-Unis. Elle fut creusée, il y a 15 000 ans, par une série d’effondrements catastrophiques d’un barrage de glace sur le lac Missoula qui se reformait puis cédait tous les 50 ans environ. L’irruption parfois d’une quantité d’eau estimée à plus de dix fois le débit du fleuve Amazone ravinait alors tout sur son passage. Mais l’érosion rend les identifications difficiles. Par contre, sur Mars ces mêmes formations si caractéristiques, creusées par des inondations gigantesques, sont bien préservées. La planète rouge n’ayant plus d’océans, tous ses anciens chenaux de débâcle dévoilent aux regards leurs fonds avec leurs îles étirées en forme de goutte, comme celle que l’équipe de Sanjeev Gupta a détecté au fond de la Manche.

L’analogie existant entre les anciennes vallées de débâcle martiennes et le fond de la Manche est vraiment saisissante. Elle permet de mieux se rendre compte des dégâts causés par l’irruption soudaine d’énormes quantités d’eau entre Calais et Douvres, lorsqu’elle a submergé par endroits le barrage rocheux Weald-Artois. Il était alors haut d’une centaine de mètres et s’étirait sur plus de trente kilomètres de large.

Vers -400.000 ans : un premier isolement de la Grande-Bretagne

-400 000 ans. Pont rocheux Weald-Artois
Vers -400 000 ans, vue d’artiste du pont rocheux Weald-Artois qui reliait la Grande-Bretagne à la France. Un troupeau de rhinocéros laineux migre aux environs de ce qui deviendra Calais. Il domine le trop-plein du vaste lac glaciaire au nord (à dr.) qui commence à se déverser vers le sud (à g.) avec des chutes d’eau hautes de plus de cent mètres (crédit : Imperial College London, illustrateur Chase Stone)

À l’origine, la Manche était un large golfe niché entre les côtes de l’Irlande et de l’Espagne et limité au nord-est par le pont rocheux Weald-Artois 5“A 1.2 Ma record of glaciation and fluvial discharge from the West European Atlantic margin”, S. Toucanne, S. Zaragosi, J.F. Bourillet, P.L. Gibbard, F. Eynaud, J. Giraudeau, J.L. Turon, M. Cremer, E. Cortijo , P. Martinez, L. Rossignol, Quaternary Science Reviews 28 (2009).. Deux réseaux hydrographiques se développaient alors séparément de part et d’autre du relief :

  • l’un descendant vers le sud vers l’Atlantique. Il réunissait les flots en provenance des fleuves Solent (au sud de l’Angleterre et maintenant submergé), Seine et Somme, se réunissant pour former le grand Fleuve Manche ;
  • l’autre flux, débouchant en Mer du Nord, regroupait la Tamise, le Rhin et l’Elbe.

Mais depuis plusieurs millions d’années, les climats oscillent entre une phase froide (dite « glaciaire ») et chaude (dite « interglaciaire ») qui obéit aux Cycles de Milankovitch 6Les Cycles de Milankovitch incluent la variation de la distance de la Terre autour du soleil et la variation de précession des équinoxes où l’axe de rotation de la Terre change lentement de direction à cause des forces de marées du soleil et des planètes.. C’est ainsi qu’à la période dite « elstérienne » (-450.000 ans), se produit une glaciation majeure. Toute l’Europe du nord se voit recouverte d’une vaste calotte glaciaire qui réunit l’Irlande, le Nord de l’Angleterre, les Pays-Bas et l’Allemagne. Une muraille de glace se forme alors au nord, empêchant les eaux des grands fleuves de gagner l’océan Atlantique. Au sud, les flots viennent buter sur le pont de terre Weald-Artois : leurs eaux s’accumulent au milieu en un grand lac de 650 km de large.

Ensuite, plusieurs hypothèses sont évoquées pour expliquer la rupture progressive du pont rocheux Weald- Artois. Un débordement du lac en est l’hypothèse la plus probable. Les eaux finissent alors par se déverser massivement vers le sud, charriant d’énormes blocs de craie avec un débit estimé à cent fois celui de la rivière Mississipi ! Ils creusent une énorme vallée de quinze kilomètres de large et de cinquante mètres de profondeur. L’eau chute de plus d’une centaine de mètres, érodant davantage la barrière, tout en accélérant les lâchers d’eaux vers les vallées en contrebas. Lors des travaux de reconnaissance réalisés par la société Eurotunnel, les géologues ont découvert sept dépressions énormes, nommées « Fosses Dangeard », qui sont en fait des marmites de géants, creusées par l’eau qui se fracassait sur le sol depuis la barrière Weald-Artois. Elles sont profondes d’une centaine de mètres : elles témoignent de la force de l’eau qui chuta de la Mer du Nord vers le sud.

Enfin, lorsque les glaces se retirèrent, elles abandonnèrent au nord du pont Weald- Artois un épais dépôt de débris, le Doggerland, qui formait comme une large langue de terre reliant l’Est-Anglie aux Pays-Bas. Les Néandertaliens anciens l’emprunteront pour coloniser la Grande-Bretagne. Mais cette langue de sédiments s’enfonce progressivement et les eaux l’envahissent sporadiquement au gré des réchauffements climatiques. Il y a -325.000 ans, l’élévation de la mer est comparable à celle d’aujourd’hui et les premières falaises de craie se forment probablement autour de la Manche. Par la suite, le pont naturel se réduit encore en largeur et, voici -250.000 ans, le flux migratoire d’Europe occidentale s’arrête net : la Grande-Bretagne voit alors sa population décliner jusqu’à l’extinction.

Vers -180 000 ans, l’élargissement du détroit

Pourtant, vers -180 000 ans, une nouvelle ère glaciaire commence avec des glaces qui vont descendre presqu’au niveau de l’Est-Anglie. Les eaux du Rhin, de l’Elbe, de la Weser et de l’Ems ne peuvent plus s’évacuer vers l’Atlantique nord et un nouveau lac se forme au nord du Doggerland. Mais cette seconde barrière, formée de sols meubles, n’est pas très résistante. Lorsqu’elle finit par être submergée, les eaux charriant des débris de toutes sortes érodent davantage ce qui reste du pont rocheux Weald-Artois, élargissant le détroit entre Calais et Douvres sur plus de quinze kilomètres 7“Two-stage opening of the Dover Strait and the origin of island Britain”, Gupta, S., Collier, J.S., Garcia-Moreno, D., Oggioni, F., Trentesaux, A., Vanneste, K., De Batist, M., Camelbeek, T., Potter, G., Van Vliet Lanoe, Arthur, John C.R.. 2017, Nature Communications, 04 Avril 2017. .

Pourtant, voici -125 000 ans, un fort réchauffement climatique fait remonter le niveau de la mer à six mètres au-dessus du niveau actuel. La Grande- Bretagne devient une île dont le socle rocheux la reliant au continent se trouve de trente à cinquante mètres sous le niveau actuel de la mer. De part et d’autre de la Manche, l’érosion marine creuse la base des collines de craie aux reliefs adoucis, pour créer les grandes falaises que nous connaissons aujourd’hui. Les matériaux érodés s’effondrent et sont évacués par les courants marins, permettant aux vagues de continuer leur travail de sape (on parle de falaises actives).

Par contre, lorsque le niveau des eaux baisse fortement, les éboulis demeurent sur place pour créer une barrière qui vient protéger la base des falaises de l’érosion marine et empêche les effondrements : elles deviennent alors des falaises dites inactives. La Grande-Bretagne ne se voit de nouveau reliée au continent qu’à partir de -110 000 ans aux époques où le niveau de la mer s’abaisse fortement.

La dernière glaciation et l’isolement définitif de la Grande-Bretagne

Lors du maximum de la dernière période glaciaire, voici 22 000 ans, le niveau de la mer descend jusqu’à 130 mètres sous le niveau actuel 8« 9Le dernier réchauffement climatique », Edouard Bard, La Recherche 474 (2013).. Mais dans le fond de la vallée entre la France et la Grande-Bretagne s’étirait alors le très large fleuve Manche, qui charriait au sud vers l’Atlantique les eaux du Rhin, de la Tamise, de la Solent, de la Meuse et de la Seine. Sa traversée n’était pas insurmontable à nos ancêtres (Néandertaliens il y a 60 000 ans et Homo Sapiens il y a 40 000 ans) qui ont pu repeupler les territoires outre-Manche 10“Deserted Britain: declining populations in the British Late Middle Pleistocene”, Nick Ashton & Simon Lewis, Antiquity 76 (2002).. en suivant les routes migratoires empruntées par les troupeaux de mammouths, de bisons et de rhinocéros laineux. Une végétation saisonnière florissait abondamment au printemps, au sein de paysages alors faits de vastes prairies parsemées d’arbustes et de plantes herbacées. L’hiver survenait très vite et le climat ressemblait à celui qu’on trouve dans l’Europe du Nord.

Étendue des falaises à marée basse vers le sud depuis le banc rocheux des Câtelets aux Petites Dalles au départ de la valleuse des Grandes-Dalles
Étendue des falaises à marée basse vers le sud depuis le banc rocheux des Câtelets aux Petites Dalles au départ de la valleuse des Grandes-Dalles (hors du cliché à g.) jusqu’à la Falaise d’Amont à Etretat distante de 25,7 km (près de l’horizon à dr.). La naissance de ces escarpements verticaux est relativement récente et date au plus tôt de -325 000 ans lors d’une érosion des reliefs crayeux due à une élévation de la mer comparable à celle d’aujourd’hui et, au plus tard, vers -125 000 ans lorsque l’eau est remontée à un niveau similaire (image O. de Goursac)

14 700 ans avant J.C., le réchauffement s’accélère et le niveau de la mer s’élève de 4 à 5 mètres par siècle. Pourtant, 9 000 ans avant J.C., au-delà du détroit Calais – Douvres, la Manche butait encore au nord sur le Doggerland, la vaste zone plate et marécageuse de sédiments qui s’était reformée suite à la glaciation. Là, s’épanouissent des chasseurs-cueilleurs au milieu d’une flore et d’une faune diversifiée. Mais huit cent cinquante ans plus tard, un séisme déclenche un vaste glissement sous-marin (dit de « Storegga ») au large des côtes norvégiennes. Il engendre un tsunami, dont les vagues hautes de plus de cinq mètres vont balayer le Doggerland et l’effacer de la carte. Les flots, charriant les débris les plus divers s’engouffrent ensuite dans la Manche, élargissant davantage le détroit : c’est alors que la Grande-Bretagne devient une île. Définitivement.

L’Europe, telle qu’elle se présente aujourd’hui.
L’Europe, telle qu’elle se présente aujourd’hui. La Grande-Bretagne est désormais une île… probablement pour très longtemps encore !

Depuis 8 000 ans, la mer est revenue globalement à son niveau actuel et l’érosion des falaises a recommencé. Présentement, leur recul est relativement rapide et survient par à-coups. Il évolue aussi selon la morphologie des côtes et leur nature géologique : il varie de 10 à 18 cm par an entre Antifer et Paluel (incluant donc les Petites Dalles) et de Dieppe au Tréport. Mais le recul annuel est le plus marqué (23 cm) entre Saint- Valéry-en-Caux et Dieppe 11“Vitesses et modalités de recul des falaises crayeuses de Haute-Normandie (France) : méthodologie et variabilité du recul”, Pauline Letortu, Stéphane Costa, Abdelkrim Bensaid, Jean- Michel Cador et Hervé Quénol, Géomorphologie, vol. 20 – n° 2, 2014 : Actes des 14e Journées des Jeunes Géomorphologues..

En théorie, les Cycles de Milankovitch devraient faire revenir tôt ou tard une ère glaciaire, permettant à la mer de redescendre suffisamment pour permettre de retraverser la Manche à pied sec.

Mais rien n’est moins sûr. Le réchauffement climatique auquel nous assistons repousse d’autant ces échéances, le niveau des océans remonte et il n’est plus certain que la Grande-Bretagne puisse être reliée au continent, même à longue échéance. Un Brexit peut-être perpétuel en somme ! Il est ainsi fort probable que l’érosion des falaises aux Petites Dalles continue de rythmer notre histoire pendant encore des centaines et des centaines de générations…

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    “Catastrophic flooding origin of shelf valley systems in the English Channel”, Sanjeev Gupta, Jenny S. Collier, Andy Palmer-Felgate & Graeme Potter, Nature, Vol 448, 19 July 2007.
  • 2
    “A Buried Valley System in the Strait of Dover”, J.-P. Destombes, E. R. Shephard-Thorn, J. H. Redding, Royal Society London, A. 279 (1975).
  • 3
    “A Catastrophic Origin for the Paleovalley System of the Eastern English Channel”, Alec J. Smith, Marine Geology, 64 (1985).
  • 4
    “Catastrophic flooding origin of shelf valley systems in the English Channel”, Sanjeev Gupta, Jenny S. Collier, Andy Palmer-Felgate & Graeme Potter, Nature, Vol 448, 19 July 2007
  • 5
    “A 1.2 Ma record of glaciation and fluvial discharge from the West European Atlantic margin”, S. Toucanne, S. Zaragosi, J.F. Bourillet, P.L. Gibbard, F. Eynaud, J. Giraudeau, J.L. Turon, M. Cremer, E. Cortijo , P. Martinez, L. Rossignol, Quaternary Science Reviews 28 (2009).
  • 6
    Les Cycles de Milankovitch incluent la variation de la distance de la Terre autour du soleil et la variation de précession des équinoxes où l’axe de rotation de la Terre change lentement de direction à cause des forces de marées du soleil et des planètes.
  • 7
    “Two-stage opening of the Dover Strait and the origin of island Britain”, Gupta, S., Collier, J.S., Garcia-Moreno, D., Oggioni, F., Trentesaux, A., Vanneste, K., De Batist, M., Camelbeek, T., Potter, G., Van Vliet Lanoe, Arthur, John C.R.. 2017, Nature Communications, 04 Avril 2017.
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    Le dernier réchauffement climatique », Edouard Bard, La Recherche 474 (2013).
  • 10
    “Deserted Britain: declining populations in the British Late Middle Pleistocene”, Nick Ashton & Simon Lewis, Antiquity 76 (2002).
  • 11
    “Vitesses et modalités de recul des falaises crayeuses de Haute-Normandie (France) : méthodologie et variabilité du recul”, Pauline Letortu, Stéphane Costa, Abdelkrim Bensaid, Jean- Michel Cador et Hervé Quénol, Géomorphologie, vol. 20 – n° 2, 2014 : Actes des 14e Journées des Jeunes Géomorphologues.

Auteur/autrice : Olivier de Goursac

Membre de la Société Astronomique de France et Charter Member de la Planetary Society. Auteur de "À la conquête de Mars" (Larousse, 2000), "Visions de Mars" (La Martinière, 2004), "LUNE" (Tallandier (2009), "La conquête spatiale expliquée à tous" (La Martinière, 2019) et "APOLLO. L’Histoire, les Missions, les Héros" (Flammarion, 2019)