On célèbre, cette année, en France, le quatre-centième anniversaire de la naissance de Molière. La Comédie française consacre en ce moment l’essentiel de son répertoire à ses plus grandes pièces, Dom Juan, Le Misanthrope et le Tartuffe. Or, il est étonnant que l’on sache si peu de choses sur Molière, l’un des plus grands écrivains du XVIIe siècle, et l’ami de Louis XIV qui lui accorda sa protection. L’une des raisons vient du fait que ses archives personnelles, lettres, journaux intimes ou autres, n’ont pas été conservées par sa famille.
Les trois fils qu’il eut avec Armande Béjard sont morts en bas âge et sa fille, éloignée du théâtre et dévote, ne se soucia pas de conserver la mémoire d’un père que l’Église condamnait parce qu’il était comédien : après sa mort brutale en 1673, à la suite d’une représentation du Malade imaginaire, il fut enterré de nuit, sans cérémonie religieuse, au cimetière Saint-Joseph près de l’église Saint-Eustache.
Un autre élément qui contribua à brouiller les pistes vient du fait que, très tôt, se constitua un récit légendaire autour de la personnalité de Molière. L’un de ses biographes, Grimarest, invente ainsi au début du XVIIIe siècle que Molière était un jaloux qui souffrait des infidélités de sa jeune femme, qu’il se mettait lui-même en scène dans Le Misanthrope… Il vaut donc mieux s’en tenir aux témoignages des contemporains, regarder les portraits qui ont été faits de lui, comme le beau tableau de Nicolas Mignard peint lorsqu’il avait une trentaine d’années, et bien sûr lire et relire ses pièces, mais sans considérer qu’elles sont des confessions personnelles.
Fils d’un tapissier du roi appartenant à la bourgeoisie parisienne, Molière, qui s’appelait en réalité Jean-Baptiste Poquelin, est né en 1622. Pendant ses études de droit qu’il commence à Orléans puis interrompt, il fonde à Paris avec Madeleine Béjard et sa famille la troupe de « L’Illustre Théâtre », adopte le pseudonyme de « Molière » et part ensuite en tournée avec les comédiens pendant une douzaine d’années.
Ces tournées les conduiront à Lyon et dans le sud de la France de 1646 à 1658, à Avignon et à Pézenas où ils sont protégés par le prince de Conti. D’abord dirigée par Madeleine Béjard dont Molière fut sans doute l’amant, la troupe est ensuite placée sous la responsabilité de Molière qui, avant d’être l’auteur des grandes pièces que nous connaissons, fut d’abord un acteur et un directeur de troupe de théâtre. L’écriture est venue pour lui après l’expérience de terrain, élément essentiel pour comprendre combien le jeu scénique et le souci de divertir son public sont au centre de son théâtre. En 1658, les comédiens montent un spectacle à Rouen puis c’est le retour à Paris (les relations de Molière avec Pierre Corneille, le grand dramaturge rouennais, ne semblent d’ailleurs jamais avoir été très cordiales). La troupe de Molière s’installe au Petit-Bourbon, salle de théâtre qu’elle partage en alternance avec les comédiens italiens de la Commedia dell’arte. Cette proximité rappelle combien sont importants dans les comédies de Molière, et particulièrement dans ses farces, les masques, la gestuelle et, bien sûr, des personnages comme Arlequin et Scapin directement issus de la comédie italienne.
Depuis plusieurs années, Molière et sa troupe ont acquis une solide réputation. Contrairement à certaines légendes romanesques ayant fait d’eux des comédiens itinérants sans le sou, voués à se produire dans des cours d’auberge, ils vivent dans l’aisance, sont protégés par le prince de Conti et d’autres grands personnages du royaume. En 1659, Molière présente au Petit-Bourbon Les Précieuses ridicules, comédie en un acte qui remporte un immense succès. Tout va alors très vite : en 1660, les comédiens quittent la salle du Petit-Bourbon pour le Théâtre du Palais-Royal (qui se trouvait dans une aile de l’actuel Conseil d’État), ils présentent plusieurs de leurs pièces au palais de Versailles ; en 1665 la troupe de Molière devient troupe du roi.
C’est la période où Molière écrit ses principales comédies, L’École des femmes en 1662, Dom Juan en 1665, Le Misanthrope l’année suivante. Célèbre et « bien en cour », Molière n’écrit pas pour un auditoire populaire, même si la postérité en a fait un des auteurs les plus lus et étudiés de la littérature française. Il s’adresse aux grands seigneurs, à l’aristocratie et au public mondain des salons qui détestent certains personnages ridicules que l’on retrouve dans ses pièces : les pédants, les vieilles coquettes, les bourgeois épris de distinction, les dévots farouches.
Surtout Molière fait rire son public et se moque de la folie des hommes et des femmes ! Tant de répliques ont conservé encore aujourd’hui toute leur force et leur fraîcheur : « On ne meurt qu’une fois, et c’est pour si longtemps », s’écrie Mascarille dans Le Dépit amoureux. On pense aussi à l’obsession de l’Avare pour sa « cassette », à Géronte répétant en boucle dans Les Fourberies de Scapin « Que diable allait-il faire dans cette galère ? », ou bien à Arnolphe déclarant à la naïve Agnès dans L’École des femmes :
« La femme est en effet le potage de l’homme
Et quand un homme voit d’autres hommes parfois
Qui veulent dans sa soupe tremper leurs doigts
Ils en montrent aussitôt une colère extrême. »
Molière est également l’écrivain par qui le scandale arrive. Le personnage de Dom Juan est non seulement un libertin de mœurs mais un impie répondant à son valet qui lui demande s’il croit en quelque chose : « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. » L’affaire du Tartuffe apporte la preuve que Molière n’est pas un courtisan servile et qu’il est capable de s’attaquer aux puissants. La pièce, jouée à Versailles en 1664, est presque aussitôt interdite sous la pression de l’archevêque de Paris. Elle ne sera à nouveau représentée que cinq ans plus tard, une fois corrigée et réécrite. C’est que Molière avait mis en cause l’influente et occulte Société du Saint-Sacrement, assemblée de dévots présente à la Cour et dans le haut clergé.
Le « Molière » d’Ariane Mnouchkine, film inoubliable tourné en 1978, a pu ainsi faire de Molière un créateur, un révolutionnaire et un amoureux passionné de théâtre, ce qu’il fut sans aucun doute.