Il est des Dallais chanceux, tenaces ou entêtés qui fréquentent les Petites Dalles tout au long de l’année. Cette fidélité est récompensée début juin par un spectacle saisissant autant qu’éphémère.
Au sortir de Sassetot-le-Mauconduit ou de Saint-Martin-aux-Buneaux, le vaste plateau qui au matin, ne présentait aucune particularité, en rentrant du marché, a pris jusqu’au pied des grand hêtres qui ferment au loin le clos-masure, une teinte bleu pervenche parcourue de longues ondulations sous le souffle du vent de mer. Frêle couleur qui tient du reflet, presque un mirage. De minuscules fleurs se sont soudain épanouies au timide soleil de ce matin de printemps. Fleurs toutes simples, en rangs serrés, à l’extrémité de tiges frêles de 80 centimètres de haut, chacune festonnée d’une centaine de feuilles imperceptibles. Cinq pétales qui ne seront ouverts que quelques heures et auront disparu ce soir.
C’est le lin (Linum usitatissimum), semé là en cette frange maritime du pays de Caux et de ses falaises, terroir unique au monde. 60 % de la production française de lin textile vient de notre région, lin teillé de la qualité la plus recherchée, la plus longue, la plus fine. Un longue tradition qui a valu à cette terre de Seine Maritime une renommée mondiale. Ses métiers à tisser à la fin du XIXe siècle battaient à plein régime dans les manufactures ou à domicile. Le lin compose ces lourds draps empesés, ces nappes, ces torchons, sagement empilés dans de grandes armoires normandes de chêne sculpté, dots savamment brodées et ajourées le soir en prévision d’une vie à venir.
Textile sacré…
Le lin n’est semé sur une même terre que tous les sept ans pour ne pas épuiser le sol. Rythme sacré pour une textile sacré depuis la plus haute antiquité, symbole de pureté. Selon les commandements reçus par Moïse, le grand prêtre, avant que de se présenter devant l’Arche, devait au préalable ceindre une tunique de lin (Lévitique 16- 4) et sa fibre, fil de trame comme fil de chaîne, ne devait pas être mélangée à celle de la laine ni à aucune autre sauf à devenir impure (Deutéronome 22-11).
L’Egypte des pharaons en faisait des bandelettes à enrubanner les momies, d’une finesse telle que nous ne savons les reproduire aujourd’hui. Le suaire de Turin, à l’origine controversée, est une toile de lin millénaire ; Booz endormi … « Cet homme marchait pur, loin des sentiers obliques, Vêtu de probité candide et de lin blanc » (Victor Hugo, la Légende des Siècles).
Au champ… le rouissage
La culture du lin dure cent jours exactement. Semé le 1er avril, il fleurit au 7 juin et sera récolté le 7 juillet. Mûr, il vire au jaune paille. Il est arraché et non pas coupé, au moyen d’une machine ingénieuse qui rangera les tiges à même le sol dénudé en de longue nappes parallèles ; ces tiges, toutes orientées dans le même sens, se terminent par une capsule à cinq lobes, qui renferment chacun deux graines oblongues et fines, précieusement récupérées pour le semis de la récolte suivante. Le lin est ainsi mis à rouir pendant trois à huit semaines.
Le rouissage est dû à une action enzymatique sous l’alternance de l’humidité et du soleil haut normands qui décompose les pectines, lesquelles lient les fibres à l’écorce de la tige. La technique ancien- ne consistant à rouir le lin en le trempant en bottes dans les rivières du Dun ou de la Durdent n’est plus autorisée pour des raisons environnementales. Le lin sera retourné deux fois avant d’être pressé en balles rondes dans la deuxième semaine d’août.
À l’atelier… le teillage, le peignage
Stockées bien au sec dans un hangar, ces grosses balles seront plus tard portées à la coopérative Terre de Lin, héritière de la coopérative linière de Cany, ou dans l’un des ateliers privés.
Les pailles y sont malaxées, broyées en passant entre de gros cylindres cannelés afin de séparer la fibre noble de l’écorce : c’est le teillage. La fibre longue de lin teillé ou filasse donnera les textiles de haute qualité ; la fibre courte ou étoupe les textiles plus grossiers ; les débris ligneux ou anas serviront à faire des panneaux de particules pour l’ameublement ou la construction (une entreprise d’Yvetot – Linex – en avait fait sa spécialité et son nom) ; les graines enfin produiront l’huile de lin pour les peintures, les vernis – Ripolin – ou entreront dans la composition de pains spéciaux que l’on trouve dans la région.
Le lin est riche en acide linoléique et constitue la plus importante source végétale d’oméga-3. La filasse, produit noble, subit quant à elle une seconde transfor- mation : le peignage. Les faisceaux de fibres vont être divisés, étirés, rendus parallèles en passant dans des peignes aux aiguilles de plus en plus fines. Il en sort un ruban continu de lin peigné, d’une belle matière grège, soyeuse et lumineuse. Il est conditionné dans un baril contenant près d’un kilomètre de ruban destiné à la filature.
Tissu aux propriétés surprenantes…
L’essentiel de la production de lin est exportée en Extrême Orient, en Chine notamment. Là-bas se trouvent désormais filatures, métiers à tisser et confection. Ces pays sont de grands utilisateurs de lin. Mais une partie nous revient en Europe car la haute couture comme le prêt à porter ont fait du lin un textile tout spécialement adapté à la mode déstructurée et « casual ». Tant pis si le vêtement est un peu froissé, s’il fait « décontracté ».
Quelques Dallais, avides pour une fois de soleil austral – on leur pardonne cette infidélité passagère – auront sans doute goûté la fraîcheur d’une chemise, d’un pantalon de lin sous la moiteur tropicale. Le lin naturel, plus encore que le coton, possède cette faculté que n’ont pas les textiles artificiels d’absorber la transpiration sans être humide et de l’évaporer simultanément, procurant cette impression de fraîcheur incomparable.
Le lin prend parfaitement la teinture (Grainville-la-Teinturière), mais aux yeux des puristes, c’est la couleur écrue qui convient le mieux à ce tissu légèrement irrégulier qui s’éclaircit aux lavages répétés. Les meilleures fibres de lin peuvent être étirées de façon étonnante jusqu’à procurer au tissage un voile transparent d’une finesse incomparable déjà prisé dans l’antiquité. Au XIIIe siècle apparaissent les fameuses batistes, toiles fines de lin, au XVIIe les dentelles de la manufacture royale d’Alençon créée par Colbert dont le point d’Alençon concurrence celui de leurs rivales vénitiennes et au XVIIIe les crinolines à trame de crin de cheval et chaîne de lin qui font tourner les têtes.
Saurez-vous le reconnaître ?
Alors cet été allez donc jeter un coup d’œil au lin d’aujourd’hui. À condition de réserver à l’avance votre place à l’office du tourisme du Bourg Dun (02 35 84 19 55), il est possible le vendredi de faire une visite guidée (3 €, enfants 1 €) à la coopérative « Terre de Lin » implantée à Saint-Pierre-le-Viger (planning des visites sur terredelin.com, fermé en août).
Il vous est aussi loisible de fouiner dans les échoppes de Doudeville, petite bourgade appelée avec une pointe d’humour « capitale du lin ». Dans la vallée du Dun, le Festival du lin et de l’aiguille vous proposera les 4, 5 et 6 juillet expositions, animations et son marché du lin. Peut-être y découvrirez-vous une facette encore ignorée de notre pays de Caux.
Cet article a été initialement publié dans le livret 2008 du Syndicat d’initiative des Petites Dalles.