Pendant la guerre, l’envahisseur avait adopté cet emplacement exceptionnel pour y placer un poste de sentinelle d’où l’on pouvait voir l’horizon sur 180°, du nord au sud. Les fondations avaient été renforcées pour donner à l’artillerie allemande une base solide. Deux petits blockhaus avaient été construits par l’ennemi à proximité immédiate de la maison et un autre plus haut sur la falaise. Ainsi le débarquement des alliés était prévu et attendu en toute sérénité…
Après la libération, mon grand-père, Pierre Chandelier, a l’idée folle d’acheter un chalet norvégien en bois, présenté par un artisan constructeur à la foire de Paris. Il ne reste plus qu’à le transporter et le faire assembler sur le lopin de terre qu’il vient d’acquérir sur la falaise des Petites Dalles.
Il réalise enfin son objectif de posséder sa propre cabine de plage : la Cabournette est née ! La maison est composée d’une grande pièce avec sa cheminée centrale, deux alcôves avec des lits superposés, une petite cuisine sans aucun équipement moderne, juste un évier avec l’eau courante et un WC séparé.
Très vite, ce lieu devient un club de bridge très select ou les vieilles familles des Petites Dalles viennent s’affronter quotidiennement pendant la saison estivale. Ainsi les familles Pinon, Bobby, Garnier, Lange, Jouguet, Cros, Delcroix, Lamarche… et les autres, viennent enchérir et surenchérir chaque après-midi.
La petite maison sur la falaise à droite de la plage… C’est ainsi qu’on la désigne aux personnes qui s’y rendent et qui ne connaissent pas encore son nom.
À partir des années 60, la Cabournette prend un nouveau rythme de croisière avec l’arrivée des nouvelles générations.
Le bridge des grands parents âgés bat son plein chaque après midi, mais il est hors de question que la nouvelle vague ne marque pas son territoire en occupant ce lieu magique tous les soirs pour y écouter Fats Domino ou ce nouveau groupe anglais qu’on appelle les Beatles… On y danse le slow avec Alain Barrière, Françoise Hardy, Sylvie Vartan et Johnny.
Les soirées sont courtes car les permissions que certains parents donnent doivent être scrupuleusement respectées et elles s’achèvent à 23 heures pour les moins chanceux mais dans tous les cas à minuit pile pour les autres.
En 1968, avec l’interdiction pour les parents d’interdire, l’émancipation de la jeune classe se fait plus évidente. Les soirées de la Cabournette se prolongent au-delà de minuit et il n’est pas rare de voir la lumière briller jusqu’au petit matin.
Feuille, Fada, La Godasse, Chandelle, Doudou, Tom, Jacquot, Isabelle, Françoise, Denise… et tous les autres, on est chez nous !
Après une nuit blanche à refaire le monde en profitant du bruit des vagues, il est fréquent de faire l’ouverture de la boulangerie à 7 heures du matin. Nous allons chercher les fameuses ficelles de la boulangère pour les déguster en humant l’odeur mêlée de la brise de mer avec celle du café et du pain chaud.
Combien de générations dallaises ont fréquenté et bien connu ce lieu ? Combien d’entre nous ont éprouvé un pincement de cœur, en voyant la petite maison debout, pimpante, même volets clos, au milieu de l’hiver quand le parking est vide ?
En 1970, le sel et les embruns ont fragilisé les parties de bois les plus exposées de la maison. Nous décidons alors de la doter d’une nouvelle peau réalisée en maçonnerie avec des colombages apparents.
Le chalet norvégien reste intact à l’intérieur, mais à l’extérieur il prend désormais l’apparence d’une petite maison cauchoise.
Les années passent, les jeunes se marient, les générations se succèdent et de nouvelles amitiés se développent dans ce lieu magique.
Pendant la journée, ce sont des moments précieux passés avec toute la famille sur les marches chaudes après un bain glacial, une halte divine après une pêche laborieuse. Le soir du 14 juillet, il n’y a pas de meilleur endroit pour écouter la fanfare et admirer le feu d’artifice.
La clef au clou derrière la maison n’est un secret pour personne ; mais il n’y a pas d’abus ni de vandalisme. La Cabournette fait partie intégrante du paysage de la plage des Petites Dalles. Elle résiste à toutes les tempêtes et à tous les orages violents.
Pourtant, en avril 1993, des mesures sont prises par les instances administratives de la conservation du littoral. On nous dit que la Cabournette présente un danger pour ses occupants et la mairie prend un arrêté de péril interdisant son accès.
La fin n’est pas très loin…
L’accès de la maison est interdit. Elle doit rester inoccupée et ne peut faire l’objet d’aucune réparation. Elle trouve pourtant un second souffle car à la belle saison, quelques squatters y trouvent un refuge tout-à-fait à leur goût.
Mais les dégradations finissent par défigurer la Cabournette. Le danger qu’elle représente en cas de grosses tempêtes nous conduit à entreprendre la démolition complète en janvier 2018.
À droite, aujourd’hui, la falaise est vide ! Il y a un espace abandonné ! Un manque ! Une absence !
Mais non, c’est l’âme de la petite maison qui plane sur la falaise à droite de la plage…